CHAPITRE 9
Halifax, Nouvelle-Ecosse
La matinée du lendemain était lugubre et froide. Le brouillard avait déployé son manteau opaque sur le port ; on n’y voyait pas à plus de trente mètres.
Vêtu d’un costume bleu, Robert Mailhot était étendu sur une table d’examen en acier. Son visage et ses mains portaient la couleur rose orangé du maquillage appliqué par les employés des pompes funèbres. Ce faux bronzage ne cachait pas ses profondes rides. Son visage semblait déformé par la colère, avec une bouche étroite et maussade et un nez crochu, proéminent. L’homme couché là devait mesurer environ un mètre soixante-quinze, ce qui signifiait qu’il avait probablement dépassé le mètre quatre-vingts dans sa jeunesse.
Le médecin légiste était un homme rougeaud et corpulent d’une bonne cinquantaine d’années, répondant au nom de Higgins : une blouse verte de chirurgien, une tignasse blanche, des petits yeux gris, une expression méfiante. Il se montrait parfaitement cordial tout en restant un peu sur la réserve.
« Alors comme ça, vous avez des raisons de croire qu’il s’agit d’un homicide ? » fit-il d’un ton joyeux en posant sur Anna un regard attentif. Il était dubitatif et ne faisait aucun effort pour le cacher.
Anna hocha la tête.
Le sergent Arsenault, vêtu d’un sweater rouge vif et d’un jean, avait perdu son entrain de la veille. Tout comme elle, il était sorti déconcerté de leur long et pénible entretien avec la veuve. Elle avait quand même fini par leur donner la permission de pratiquer l’autopsie, leur épargnant le tracas de devoir solliciter une autorisation judiciaire.
La morgue de l’hôpital empestait le formol, une odeur qu’Anna avait du mal à supporter. De la musique classique sortait en sourdine d’un transistor posé sur le comptoir en aluminium.
« Vous ne vous attendez pas à trouver d’empreintes sur le corps, j’espère, dit Higgins.
– Non. Je me doute bien qu’il a été impeccablement lavé par les employés des pompes funèbres », dit-elle. La prenait-il pour une imbécile ?
« Alors que cherchons-nous ?
– Je n’en sais rien. Des marques de piqûre, des bleus, des blessures, des coupures, des égratignures.
– Du poison ?
– Peut-être. »
Ils ôtèrent ensemble les vêtements de Mailhot, puis Higgins essuya le maquillage recouvrant les mains et le visage du cadavre, afin de faire apparaître des marques éventuelles. Les employés des pompes funèbres lui avaient cousu les yeux ; Higgins sectionna les fils et rechercha les hémorragies pétéchiales – de minuscules points de sang sous la peau -, indices de la strangulation.
« Des hématomes à l’intérieur des lèvres ? » s’enquit Anna.
La bouche elle aussi avait été cousue. Le légiste coupa la ficelle avec un scalpel, puis tâta l’intérieur des lèvres avec un doigt gainé de latex. Anna savait que lorsqu’on étouffait quelqu’un au moyen d’un oreiller en exerçant une pression suffisante pour bloquer le passage de l’air, des hématomes se formaient là où les dents s’étaient enfoncées.
« Hé, hé, fit-il. Rien d’apparent. »
Tous trois entreprirent d’inspecter le corps ratatiné avec des lunettes grossissantes, centimètre par centimètre. Sur une personne âgée, c’est un examen délicat : la peau est couverte de petites excroissances, de bleus, de grains de beauté et de couperose, les stigmates de la vieillesse.
Ils cherchèrent des traces de piqûre aux endroits habituels : sur la nuque, entre les doigts et les orteils, sur le dos des mains, aux chevilles, derrière les oreilles. Sur le nez et les joues. Il arrivait que les marques d’injection soient cachées par une écorchure, mais ils ne découvrirent rien. Higgins examina même le scrotum, qui était large et relâché, le pénis, un petit bout de chair reposant dessus. Les pathologistes vérifient rarement le scrotum. Ce médecin-là était consciencieux.
Ils y passèrent une heure, puis retournèrent Mailhot pour examiner son dos. Higgins prit des photos du cadavre. Personne ne disait rien ; on n’entendait que les vibrations d’une clarinette, le crescendo luxuriant des cordes, le chuintement des réfrigérateurs et autres machines. Anna remarqua avec soulagement qu’à l’odeur déplaisante du formol ne s’ajoutait pas celle des chairs putréfiées. Higgins regarda les ongles pour vérifier s’ils étaient arrachés ou cassés – le défunt s’était-il battu avec un éventuel agresseur ? -, gratta dessous et glissa le résultat de son prélèvement dans de petites enveloppes blanches.
« L’épiderme ne comporte rien d’inhabituel, pour autant que je puisse voir », déclara enfin Higgins.
Elle était déçue mais pas surprise.
« Le poison a pu être ingéré, suggéra-t-elle.
– Eh bien, l’examen toxicologique nous le dira, fit remarquer Higgins.
– Sans doute pas, répliqua-t-elle. Il n’y a pas de sang.
– Il en reste peut-être un peu », dit Higgins. Avec de la chance. D’habitude, quand les employés des pompes funèbres préparaient les corps, ils les vidaient de leur sang, en ne laissant que quelques poches résiduelles, et le remplaçaient par du fluide d’embaumement. Méthanol, éthanol, formaldéhyde, teintures. Ce traitement avait pour effet de décomposer certaines substances comme les poisons, les rendant indécelables. Peut-être resterait-il un peu d’urine dans la vessie.
Il pratiqua l’habituelle incision en forme de Y allant de l’épaule jusqu’au pelvis, puis il plongea la main dans la cavité thoracique pour en extirper les organes et les peser. C’était une phase de l’autopsie que Anna trouvait particulièrement écœurante. Elle côtoyait souvent la mort dans son travail, mais elle savait pourquoi elle n’avait pas choisi le métier de pathologiste.
Le teint blême, Arsenault s’excusa et sortit boire un café.
« Pourriez-vous prélever quelques échantillons du cerveau, de bile, des reins, du cœur, etc. ? » demanda-t-elle.
L’air acerbe, Higgins sourit comme pour dire : ne vous mêlez pas de mes affaires.
« Désolée, fit-elle.
– Je parie que nous allons lui trouver de l’artériosclérose, lança Higgins.
– Sans aucun doute, répondit-elle. L’homme était âgé. Y a-t-il un téléphone par ici ? »
La cabine se situait au fond du couloir, près d’un distributeur de café, thé et chocolat chauds. Sur le devant de la machine était placardée une large photographie aux couleurs criardes représentant des tasses de chocolat chaud et de café, breuvages supposés appétissants, mais en fait verdâtres et laids à faire peur. Tout en composant son numéro, elle percevait le bourdonnement de la scie Stryker de Higgins découpant la cage thoracique.
Elle savait qu’Arthur Hammond avait coutume de partir travailler de bonne heure. Il dirigeait un centre de contrôle antipoison en Virginie et enseignait la toxicologie à l’Université. Ils s’étaient rencontrés sur une enquête et avaient aussitôt sympathisé. Il était timide, laissait beaucoup de blancs dans son discours de manière à cacher un ancien bégaiement, et vous regardait rarement dans les yeux. Pourtant il possédait un humour malicieux et il était incollable sur l’histoire des poisons et les affaires d’empoisonnement depuis le Moyen Age. Bien plus compétent que n’importe quel technicien des laboratoires fédéraux, que n’importe quel médecin légiste, Hammond se ferait aussi moins prier pour lui donner un coup de main. Il n’était pas seulement brillant mais intuitif. De temps à autre, elle avait recours à lui comme consultant rémunéré.
Il était sur le point de sortir de chez lui quand son téléphone sonna. Anna lui expliqua la situation.
« Où es-tu ? demanda-t-il.
– Euh, dans le Nord. »
Devant un tel laconisme, il poussa un petit grognement amusé.
« Je vois. Eh bien, que peux-tu me dire sur les victimes ?
– Des vieux. Comment se débarrasse-t-on d’un homme sans laisser de traces ? »
Il produisit un gloussement guttural.
« En le fichant à la porte, Anna. Tu n’as pas besoin de le tuer. » C’était sa façon à lui de flirter.
« Et le fameux chlorure de potassium ? dit-elle en ignorant poliment sa plaisanterie. Cette substance arrête le cœur, non ? Elle modifie à peine le taux de potassium dans le corps et donc elle est indétectable.
– Était-il sous perfusion ? demanda Hammond.
– Je ne pense pas. Nous n’avons trouvé aucune marque de piqûre.
– Alors j’en doute. C’est bien trop compliqué. Comme il n’était pas sous perfusion, il aurait fallu injecter le produit directement dans une veine. Tu aurais trouvé du sang partout autour de lui. Sans parler des traces de lutte. »
Elle prit des notes sur son petit calepin relié de cuir.
« Ce fut soudain, n’est-ce pas ? Nous pouvons donc éliminer l’hypothèse de l’empoisonnement progressif.
Trop long. Ça t’ennuie si je vais me chercher une tasse de café ?
– Vas-y. » Elle sourit. Il connaissait son métier.
Hammond revint moins d’une minute plus tard.
« En parlant de café, dit-il. De deux choses l’une. Soit on a mis quelque chose dans leur nourriture ou leur boisson, soit on leur a fait une injection.
– Mais nous n’avons pas trouvé de marques de piqûre. Et, crois-moi, nous avons examiné le cadavre avec soin.
– S’ils ont employé une aiguille de 25, tu ne le remarqueras probablement pas. Et il y a toujours le sux. »
Elle savait que ce terme désignait le chloride de succinylcholine, du curare de synthèse.
« Tu crois ?
– Ça me rappelle une affaire célèbre datant des années 67 ou 68 – un médecin de Floride a été reconnu coupable d’avoir assassiné sa femme avec du sux. Tu sais aussi bien que moi qu’il s’agit d’un paralysant musculaire. On ne peut plus bouger, on ne peut plus respirer. Ça ressemble à un arrêt cardiaque. Un fameux procès. Les experts en médecine légale du monde entier en ont perdu leur latin. »
Elle prit note.
« Il existe un nombre infini de paralysants des muscles squelettiques, ayant tous des propriétés différentes. Bien entendu, avec les personnes âgées, c’est plus facile. N’importe quoi peut leur faire passer l’arme à gauche. Il suffit d’un tout petit peu trop de nitroglycérine.
– Sous la langue, non ?
– En règle générale… Mais il existe des ampoules de, disons, d’amylnitrite qui peuvent tuer quand on les inhale. Des poppers. Ou du butyl-nitrite. On obtient une importante réaction vasodilatatrice, entraînant une baisse de la pression sanguine. On tourne de l’œil et on meurt. »
Elle écrivait d’une main nerveuse.
« Il y a même les aphrodisiaques, ajouta-t-il dans un gloussement. À trop forte dose, ça vous tue. Je pense que ça s’appelle la cantharidine.
– Le type en question avait quatre-vingt-sept ans.
– Il avait d’autant plus besoin d’un petit excitant.
– Je préfère écarter cette idée.
– Il fumait ?
– Je l’ignore encore. Je pense que nous le saurons après l’examen des poumons. Pourquoi cette question ?
– Je viens de travailler sur un cas intéressant. Des personnes âgées vivant en Afrique du Sud. Elles ont été tuées par de la nicotine.
– De la nicotine ?
– Pas besoin d’une grosse dose.
– Comment ?,
– C’est un liquide. Goût amer, facile à masquer. On peut aussi l’injecter. La mort survient en quelques minutes.
– Chez un fumeur, c’est impossible à détecter, n’est-ce pas ?
– Il faut être fin. J’ai réussi à le faire. Tout ce qu’on doit connaître c’est le taux de nicotine dans le sang comparé aux métabolites. Ce que devient la nicotine au bout d’un moment…
– Je sais.
– Chez un fumeur, on rencontre bien plus de métabolites que de nicotine pure. S’il s’agit d’un empoisonnement grave, on verra bien plus de nicotine et bien moins de métabolites.
– Que puis-je attendre de l’analyse toxicologique ?
– L’écran toxicologique classique sert à détecter les drogues dures. Opiacés, opiacés de synthèse, morphine, cocaïne, LSD, Darvon, PCP, amphétamines, benzodiazépines – valium – et barbituriques. Les antidépresseurs tricycliques, parfois. Exige qu’ils te fournissent l’écran toxicologique complet. L’hydrate chloral n’est pas sur la liste, demande-leur. Le placidyl, un vieux somnifère. Qu’ils recherchent les barbituriques, les somnifères. Le fentanyl est extrêmement difficile à détecter. Les organophosphates – les insecticides. Le DMSO – le sulfoxide de diméthyle – qu’on utilise sur les chevaux. Tu verras bien ce que tu obtiens. Je suppose qu’ils vont avoir recours à la G. C. Mass. Spec.
– Je ne sais pas. Qu’est-ce que c’est ?
– La chromatographie en phase gazeuse, la spectrométrie de masse. C’est l’étalon-or. Tu es à la campagne ?
– En ville. Au Canada, pour tout dire.
– Oh, la RCMP est bonne. Leurs laboratoires criminels sont bien meilleurs que les nôtres, mais ne dis pas que c’est moi qui te l’ai dit. Assure-toi seulement qu’ils vérifient les eaux du coin ou les puits ; ils peuvent contenir des substances faussant les analyses. Tu disais que le corps était embaumé, n’est-ce pas ? Demande-leur de prélever un échantillon du liquide d’embaumement. Dis-leur de tout analyser – le sang, les tissus, les cheveux. Certaines protéines sont solubles. La cocaïne est stockée dans les tissus du cœur, n’oublie pas cela. Le foie est une véritable éponge.
– Combien de temps vont prendre ces tests ?
– Des semaines ? Des mois.
– Impossible. » L’euphorie qui l’avait envahie pendant leur discussion s’évanouit tout d’un coup. À présent, elle se sentait découragée.
« C’est vrai. Mais tu peux avoir de la veine. Ça peut prendre des mois, mais ça peut aussi se faire en un jour. En revanche, quand on ne sait pas exactement quel poison on recherche, on risque de ne jamais le trouver. »
« Il y a tout lieu de croire à une mort naturelle, lui annonça Higgins quand elle eut regagné le laboratoire. Arythmie cardiaque, probablement. Artériosclérose, bien sûr. Un infarctus du myocarde. »
Il avait retiré la peau du visage de Mailhot à partir du sommet du cuir chevelu, comme un masque de latex. Le haut de son crâne était ouvert et l’on voyait les rides roses du cerveau. Anna crut qu’elle allait vomir. Elle vit un poumon posé sur une balance suspendue.
« Quel poids ? » demanda-t-elle en désignant l’organe.
Il la gratifia d’un sourire.
« Léger. Deux cent quarante grammes. Pas congestionné.
– Il est donc mort rapidement ? Nous pouvons exclure l’hypothèse du dépresseur CNS.
– Comme je l’ai déjà dit, ça m’a tout l’air d’une attaque cardiaque. »
Higgins semblait à bout de patience.
En lisant ses notes, elle lui énuméra ses exigences en matière d’analyse toxicologique. Higgins ouvrit de grands yeux, en signe d’incrédulité.
« Vous avez une idée du prix que ça va coûter ? »
Elle laissa échapper un soupir.
« Le gouvernement américain prendra tout en charge, cela va de soi. Il faut que j’aille jusqu’au bout. Si je ne trouve pas tout de suite, il est probable que je ne trouverai jamais. À présentée dois vous demander une faveur. »
À la façon dont il la regarda, elle devina son exaspération.
« Je voudrais que vous l’écorchiez.
– Vous me faites une blague, n’est-ce pas ?
– Pas du tout.
– Puis-je vous rappeler, agent Navarro, que la veuve souhaite des funérailles avec cercueil ouvert ?
– On ne verra que les mains et le visage, non ? » Écorcher le corps signifiait ôter toute la peau par plaques assez larges pour qu’on puisse facilement les recoudre. Cette opération permettait d’examiner l’hypoderme. C’était parfois le seul moyen de relever les traces d’injection. « À moins que vous ne vous y opposiez, dit-elle. Je ne suis qu’une simple invitée, après tout. »
Higgins rougit. Il se tourna vers le corps, y enfonça son scalpel un peu trop brusquement et entreprit de retirer la peau.
Anna avait la tête qui tournait. De nouveau, elle eut la nausée, aussi quitta-t-elle la morgue pour regagner le couloir, à la recherche des toilettes. Ron Arsenault s’approcha. Il serrait dans sa main une énorme tasse de café.
« On continue à trancher dans le vif ? demanda-t-il, semblant avoir retrouvé sa bonne humeur.
– Pire que jamais. Nous écorchons le cadavre.
– Vous avez du mal à le supporter vous aussi ?
– J’ai simplement besoin d’aller au pipi-room. »
Il eut l’air sceptique.
« Pas beaucoup de chance jusqu’à présent, à ce que j’ai cru comprendre. »
Elle opina du chef et fronça les sourcils.
Il secoua la tête.
« Vous ne croyez pas à la vieillesse, vous les Yankees ?
– Je reviens tout de suite », dit-elle sèchement.
Elle emplit le lavabo d’eau froide et s’aspergea le visage, s’apercevant trop tard qu’il n’y avait pas de serviettes en papier, seulement l’un de ces sèche-mains à air chaud qui ne fonctionnaient jamais. Elle pesta, se dirigea vers une cabine, déroula du papier-toilette et s’épongea le visage avec. Des morceaux de papier restèrent collés çà et là. Elle se regarda dans le miroir, nota les cernes sombres qui soulignaient ses yeux, éplucha les bandes de papier humide, se remaquilla et rejoignit Arsenault. Elle se sentait ragaillardie.
« Il vous demande », dit Arsenault, tout excité.
Higgins brandissait tel un trophée une feuille de peau jaunâtre comme du vieux cuir mesurant environ vingt centimètres carrés.
« Vous avez de la chance que j’aie fait les mains aussi, dit-il. Je vais m’attirer les foudres du directeur des pompes funèbres mais ils ont probablement de quoi maquiller le raccommodage.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, le cœur battant.
– Le dos de la main. La palmure du pouce, le pollucis abducteur. Jetez un œil sur ceci. »
Elle s’approcha, tout comme Arsenault, mais ne vit rien. Higgins écarta la loupe de la table d’examen.
« Vous voyez ce petit éclat rouge violacé, d’environ un centimètre de long ? En forme de flamme ?
– Ouais ?
– La voilà votre trace d’injection. Croyez-moi, jamais une infirmière ou un médecin ne se serait amusé à en pratiquer une à cet endroit-là. Vous tenez peut-être quelque chose, après tout. »